Bonjour Thierry, peux-tu commencer par nous situer brièvement ton contexte dans ton centre social ?
Thionville c’est une ville de 40 000 habitants, située au cœur de ce qu’on appelle le Pays des 3 Frontières, à la limite du Luxembourg et de l’Allemagne. Le centre a été créé en 1988 dans le quartier des Basses Terres placé en territoire « politique de la ville », avec un rayonnement limité car il y avait encore pas mal d’autres centres à l’époque. Depuis 1991, nous sommes devenus le centre social de l’Est de la ville et c’est cette année là que j’y suis rentré pour travailler principalement sur le secteur jeunesse.
A cette époque l’internet grand public n’existait pas encore, mais y’avait-il déjà des activités autour du numérique ?
Pas autour du numérique mais autour du multimédia. J’ai mis en place des ateliers vidéos dès mon arrivée au centre, avec pour objectif principal d’éduquer les jeunes aux médias en les amenant à avoir un regard critique construit par la pratique. On faisait des courts-métrages et des reportages qu’on intégrait ensuite dans un « journal vidéo de quartier ». Pour le diffuser, comme tout le monde n’avait pas de magnétoscope, on avait monté le concept de « TV-Brouette » ! On faisait le tour des cafés ou d’autres lieux fréquentés pour que le maximum de gens puisse voir ce que les jeunes avaient fait, et après on déposait les cassettes à la bibliothèque municipale pour que chacun puisse les emprunter.
On sent dans ce que tu dis que la dimension diffusion est presque plus importante que tout le travail qui peut être fait en amont ?
C’est même presque l’essentiel ! Ce qu’on recherchait dans cette démarche c’était bien de développer l’action citoyenne par l’appropriation des médias. Au-delà du volet éducatif et de la convivialité qu’il y avait dans la création des vidéos, ce qui primait c’était quand même de donner aux jeunes un moyen de s’exprimer, et donc d’être entendu. C’est pour ça qu’en 1993 on a voulu élargir le canal de diffusion en créant des Rencontres Régionales de la vidéo documentaire, au sein desquelles on organisait un concours. Ça a duré pendant 5 ans puis les rencontres sont devenues un festival (« Le réel en vue »), qui existe toujours aujourd’hui avec une portée nationale et même internationale.
Ça paraît super simple quand tu en parles mais j’imagine que ça ne s’est pas fait tout seul ! Organiser un festival de cette dimension ce n’est pas très courant pour un centre social ?
On est évidemment soutenus par des partenaires et très appuyés politiquement, la majorité des financements provenant des collectivités (région, département, ville, jeunesse et sports) mais aussi de quelques sponsors privés. On s’est aussi structuré pour, puisqu’on a pris la décision en 2000 de créer un secteur spécifique vidéo/multimédia, qu’on a élargi à d’autres publics que les ados parce que c’est une activité transversale. Nous considérons que ce sont de vrais outils de transformation sociale pour le quartier ! Le festival suit cette même logique car tous ses aspects sont pensés pour intégrer les habitants… et je ne parle pas de filer un coup de main pour installer des tables et des chaises. Le centre a commencé par organiser des temps de formation à l’analyse de films documentaires pour les habitants. Ces temps ont déjà un double intérêt : premièrement ils permettent de créer de l’échange et du lien entre eux, et deuxièmement ils les amènent à prendre la parole pour expliquer leur analyse. Après ces formations on s’est rendu compte qu’ils arrivent plus facilement à dire des choses dans les débats publics. Tout ça permet de redorer leur image, de leur redonner la confiance et l’assurance qui leur permet de se sentir mieux armés pour affronter les difficultés de la vie. Il faut rappeler qu’on est quand même sur un territoire où les gens ne sont pas particulièrement favorisés…
La vidéo est donc très utilisée dans les activités du Centre, mais tu parlais aussi de multimédia… Quels sont les autres usages que vous développez ?
Dès 1994 on proposait des activités de PAO et MAO. Avec les jeunes on a même sorti un CD de rap à l’époque, toujours pour favoriser l’expression. C’est la même chose pour le numérique, nous sommes dans la même logique puisque internet est un nouveau média. On a réellement démarré en 2000 en commençant par une période d’incubation, d’autoformation des équipes du centre, avant d’intégrer petit à petit les habitants. On propose encore aujourd’hui des ateliers de prise en main de l’outil informatique et d’initiation à la bureautique, mais on ne se focalise pas là-dessus. En 2002, les élections présidentielles ont fait naître notre premier projet autour du numérique : "Citoyen d'aujourd'hui... des histoires en partage". Quand on a vu que presque 70 % des votes en Moselle sont allés à l’extrême droite, on s’est dit qu’on devait réagir ! On a donc recueilli des portraits d’immigrés avec des profils très différents les uns des autres. L’objectif c’était de valoriser ces personnes en mettant en avant les compétences qu’elles avaient du mobiliser pendant leur migration, et ensuite pour leur intégration. Au final nous avons réalisé 8 portraits qu’on a ensuite compilé en format DVD en travaillant sur les menus, la navigation, etc.
Je trouve ça vraiment génial ! C’est une démarche qui me parle beaucoup et qui trouverait certainement un large écho au sein du mouvement Emmaüs. Tu peux nous donner quelques exemples de parcours?
Comme je te disais, on a vraiment essayé de faire ressortir des profils très différents en termes d’âge, de pays d’origine, etc. L’exemple que je trouve très parlant pour illustrer ça c’est d’un côté, une fille d’une vingtaine d’années, débarquant du Brésil où elle vivait dans une petite maison en torchis… Passer de ça à de grandes barres d’immeubles dans le nord est de la France, je ne sais pas si tu imagines le choc culturel ?! D’un autre côté on a par exemple une femme de 80 ans qui est venue du Laos après avoir subi les deux guerres d’Indochine ou encore une immigrée espagnole qui transportait des valises pour les républicains pendant la guerre civile…
Et ça a marché ? Quels résultats avez-vous obtenus ?
Déjà ça a amené une nouvelle manière de travailler au centre. On a pris conscience de la dimension politique – dans le bon sens du terme – qu’on pouvait donner aux projets multimédia. Du côté des habitants – et c’est ce qui importe le plus – on a vu une réelle prise de conscience aussi ! Le projet a vraiment fait évoluer le regard qu’ils pouvaient avoir sur les immigrés et du côté des personnes qui sont « les héros » du DVD, on a senti une grande fierté et une certaine prise d’assurance. On les avait emmenées pour présenter le film au Congrès des Centres Sociaux en 2005, toujours dans un objectif de valorisation. Surtout, ce premier projet a été à l’origine d’un second projet, « Femmes au pluriel », sur lequel nous avons travaillé de 2005 à 2008. Là nous sommes allé un peu plus loin dans l’utilisation du numérique, en travaillant sur les blogs. On a formé nos équipes et les habitants sur les aspects éditoriaux, la création de contenu, avec comme objectif de renforcer la capacité des femmes du quartier à aller vers d’autres choses que ce à quoi on les cantonne habituellement et pour beaucoup d’entres-elles, à sortir aussi de l’isolement. Le projet leur permet ainsi de s’exprimer sur les différentes problématiques du quartier et plus généralement de société. Parfois certains sujets sont trop sensibles pour qu’elles puissent prendre la parole en étant identifiable, alors on a contourné cette contrainte en utilisant un format dessin-animé. Enfin, comme pour le DVD, le travail qu’elles ont effectué a été plus largement valorisé lorsqu’elles ont présenté leur œuvre au colloque « Paroles partagée » à Lyon en 2009. Ça a été une révélation pour elles et elles en sont revenues beaucoup plus confiantes et conscientes du rôle qu’elles pouvaient finalement jouer dans la société.
On voit très bien tout le cheminement qui vous a permis de construire votre dernier projet Wiki-Thionville ! Est-ce que tu peux nous en dire plus à ce sujet ?
Le projet « Femmes au pluriel » nous a permis de bien définir ce qu’était une ligne éditoriale, mais aussi ce qu’était une « écriture multimédiatique » : quel est le rapport entre le texte, le son, l’image, les hyperliens, etc. Avec Wiki-Thionville on a voulu aller au fond des choses, de ce que signifie au final un « Espace Public » Numérique. Au départ le projet consistait à la mise en place d’un portail des voisins et ce n’est que dans un deuxième temps que le format Wiki a été retenu comme étant le plus pertinent. On avait déjà l’expérience de l’animation de blogs qu’on avait développée sur le projet précédent, notamment à travers des « blog party » où tout le monde pouvait alimenter en contenus. On voulait rester sur la même notion d’espace collaboratif et ouvert à tous, toujours en mettant en avant des portraits d’habitants pour créer ou renforcer les liens. Ensuite, sans qu’on l’ait réellement prévu au départ, le wiki s’est ouvert à l’ensemble de la ville, ce qui a donné lieu à la création d’un EPN pour accueillir aussi une plus grande mixité de publics. C’est comme ça que depuis février plus de 2000 pages et 2000 médias ont été publiés par les quelques 400 personnes inscrites sur la plateforme. Le wiki a reçu 500 000 visites depuis son lancement et il y a un article star – un portait d’habitant encore une fois – qui compte plus de 10 000 visites à lui tout seul ! Mais nous n’allons pas nous arrêter à ça, il y a encore beaucoup de choses à développer.
D’autres projets en vue ?
Aujourd’hui on a très envie d’avancer sur les problématiques d’exclusion ou d’éloignement de la culture parce qu’on considère que c’est un instrument de liberté. On vient d’ailleurs de créer un sous-portail intégré au wiki, spécifiquement sur cette thématique.
Merci Thierry pour ce partage d’expériences qui fera certainement des émules.
Propos recueillis par Vincent Blanchard, ancien responsable du programme Solidatech.
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